Tout manager désirant prendre de la hauteur, de l’ampleur et du galon a été confronté un jour à cette difficulté : déléguer plus.
A défaut de disposer du don d’ubiquité, il n’est en effet pas possible pour le capitaine d’un bateau d’être à la fois à fond de cale pour ramer, à la barre pour gouverner et dans la vigie pour voir au loin. Il y a donc bien un moment où il va devoir lâcher une partie de ses anciennes attributions, de ses rôles précédents. Il va devoir contrôler de plus loin, déléguer plus, s’appuyer d’avantage sur ce que son équipe peut produire. C’est parfois à ce moment-là que se révèlent en lui de fortes réticences à renoncer au contrôle, toutes mieux argumentées et justifiées les unes que les autres. C’est généralement une période inconfortable au possible où, bien souvent, le manager se sent seul et tiraillé entre des contraires difficiles à concilier.
Il est en effet attendu par son propre management, qui le sollicite de plus en plus sur des tâches de plus haut niveau que ce qu’il faisait jusque là. Il dispose donc de moins en moins de temps pour s’impliquer dans les tâches plus opérationnelles qu’il devrait progressivement déléguer à son équipe pour s’en débarrasser à court-moyen terme. Or ce temps, même réduit, consacré à des tâches de moindre ampleur, paraîtra toujours excessif à sa hiérarchie.
Pour prendre de la hauteur, il peut avoir du mal à lâcher le contrôle sur ce que fait son équipe, mais n’a plus le temps de s’impliquer autant qu’avant. Son contrôle s’exerce alors souvent sous une forme dégradée (voire dégradante du point de vue de son équipe), parfois sous la forme de « revue de détails », tard le soir, où l’essentiel de l’énergie est dépensée à souligner tout ce qui n’a pas été fait ou n’a pas été correctement fait (à savoir : comment LUI l’aurait fait). Ces revues de détails, bien entendu, ne font que renforcer le sentiment de notre manager qu’il ne peut décidément pas lâcher prise. Dans le même temps, et ce d’autant plus que les contraintes de temps et la pression nouvelle privent notre manager d’une partie de ses capacités habituelles, ces revues peuvent donner à son équipe l’image d’un micro-manager maxi-contrôlant, jamais satisfait, arbitraire et injuste.
En résumé, il fait tout ce qu’il peut, parfois s’épuise dans de vaines tentatives de résolution de quadrature de cercle, mais personne n’est satisfait du résultat : ni sa hiérarchie qui s’impatiente et le presse, ni son équipe qui s’épuise à essayer de le satisfaire, ni lui-même, qui se rend bien compte de l’impasse dans laquelle il se trouve, sans oser pour autant en sortir.
Comme s’il avait peur ?
C’est pourtant bien normal qu’il ait peur, même si personne ne pense parfois à le lui dire. L’analogie que nous allons employer pour décrire cette peur est celle de la conduite accompagnée.
Projetons-nous dans cette situation : nous voilà en train de confier à quelqu’un notre véhicule : à savoir quelque chose qui nous est utile, voire très utile, dont nous pouvons avoir besoin pour le bon déroulement de notre activité professionnelle au quotidien.
Le quelqu’un en question est par ailleurs quelqu’un à qui nous tenons (certes, l’analogie avec le manager trouve sur ce plan ses limites, l’attachement n’étant pas de même ampleur. Mais il demeure a priori réel).
Et l’objet de la démarche est de confier ce véhicule dont nous avons besoin à quelqu’un à qui nous tenons … au prétexte qu’il ne sait pas s’en servir !
Rajoutons à cela que nous ne pouvons pas non plus prendre trop de distance par rapport à la situation en tâchant de penser à autre chose, puisque nous voilà bien présent dans le véhicule confié. Et qui plus est à cette place baptisée « place du mort » en raison de la très grande exposition des personnes qui s’y assoient.
Et nous serions supposés être rassurés, nous sentir en totale confiance ? Cela me semble mission quasiment impossible. La peur du manager en passe de déléguer davantage est donc parfaitement compréhensible et justifiée. Elle est avant tout un signe d’intelligence, de réalisme et de capacité de projection. Il reste à se rappeler que le courage n’est pas de ne pas connaître la peur, mais bien de la surmonter.
Il y a trois autres leçons que nous pouvons tirer de cette analogie, pour prendre de la hauteur :
- La première est que ce n’est certainement pas en rendant notre nervosité visible, en la soulignant même, que nous allons favoriser la prise en main du véhicule par notre apprenti.
- La deuxième est de garder à l’esprit que notre position d’accompagnateur (et non plus de conducteur) change notre perception des choses et de leur déroulement. Assis à la « place du mort », nous ne percevons pas les distances de la même manière. Attention donc aux réactions trop vives avant de valider nos perceptions.
- La troisième est que de refuser ou d’éviter de passer par cette étape stressante mais nécessaire de l’apprentissage nous condamnerait à le véhiculer ad vitam dans ses déplacements personnels, scolaires puis professionnels. Et nous empêcherait donc d’accéder à l’étape suivante de notre parcours.
Michel Ottmann